Rodolphe Forget et le Train de Charlevoix


La région de Charlevoix a été formée, il y a plusieurs millions d’années, par la chute d’un météorite d’un diamètre de 2 kilomètres et pesant plus de 15 milliards de tonnes. La zone centrale du cratère correspond au Mont des Éboulements. C’est cet astroblème qui lui a donné son caractère montagneux, où se côtoient plaines, vallées, montagnes, fleuve, rivières, lacs, îles et baies…
De par sa situation géographique marginalisée, Charlevoix a dû travailler très fort pour se développer, attirer les industries et les touristes. Elle faisait face à un éloignement géographique, que les moyens de transport n’arrivaient pas à rejoindre, jusqu’au début du XXème siècle. Comme on le dit souvent:
« La nécessité est mère de l’invention »Platon
Vers la fin du XIXème siècle et début XXème, l’émigration des Charlevoisiens se fait vers le Saguenay, Montréal, Québec et la Nouvelle-Angleterre, là où l’activité industrielle bat son plein, investie de capitaux provenant des grandes compagnies. Charlevoix est alors livrée à son propre sort, frustrée dans ses prétentions de développement et vidée de sa population jeune et dynamique. Ceux qui restent perpétuent un mode de subsistance axé sur l’agriculture.

Du milieu du XIXème siècle à 1920, l’agriculture est de type familial. On y exploite aussi le bois, mais l’exportation est faible, en raison de l’éloignement géographique. La spécialisation s’impose. On commence alors à élever des volailles, des porcs, des veaux, et à faire de la production laitière. Lajout de productions non-traditionnelles deviendra un atout certain pour Charlevoix. Des tables agrotouristiques verront le jour, offrant aux clients : sangliers, émeus, bisons, cerfs, autruches, patates bleues et produits maraîchers traditionnels. Plusieurs produits charlevoisiens, tels les Fromages Migneron, Ciel de Charlevoix, Hercule, 1608 et Fleurmier recevront de nos jours les plus hautes distinctions.
Pendant plus de deux siècles, à cause de l’éloignement géographique, le tourisme de villégiature de Chalevoix en a été un exclusivement de passage ou de luxe… La clientèle riche venait des USA. et du Canada anglais, et se concentrait autour du Manoir Richelieu. Actuellement, la région bénéficie d’une clientèle de séjour populaire, grâce au développement d’une promotion et d’une structure d’accueil adéquates.
L’influence de Rodolphe Forget
Pour le développement industriel, économique et politique de la région, il a fallu attendre l’arrivée de l’homme d’affaires et politique Rodolphe Forget (1861-1919). Cet homme, à lui seul, a été l’instigateur du développement de Charlevoix, de la fin du XIXème siècle jusqu’à sa mort, au début du XXème siècle. Son oncle, Louis-Joseph Forget, le prendra sous son aile et lui enseignera les rudiments des affaires. Rodolphe devra cependant faire ses preuves.
Devenu le premier Canadien-français à détenir un siège à la Bourse, cet homme ambitieux, prospère et philanthrope changera complètement le visage de Charlevoix, y apportant capitaux, structures infratouristiques et facilités de transport.
Avec l’arrivée du jeune Forget en bourse, Montréal devient le centre des décisions économiques. Lorsque Rodolphe Forget s’installe à Montréal, les habitudes de vie commencent à changer. On assiste alors à l’importation de produits de consommation courante et à l’augmentation de ceux fabriqués localement. Au niveau des transports, il participera à la canalisation du Saint-Laurent, au dragage du port, à la construction d’espaces d’accostage et de lignes de chemin de fer. Toutes ces infrastructures permettront l’expansion de la base industrielle de Montréal.
A la fin du XIXème siècle, les entreprises sont détenues exclusivement par des Canadiens anglais. L’arrivée de l’oncle et du neveu Forget changera totalement la donne. Les Forget ravissent alors aux Anglais le contrôle de la plupart des entreprises, puis de secteurs industriels entiers. La Maison L.-J. Forget est alors la plus importante maison de courtage de Montréal. Pendant 25 ans, la Maison donnera le ton aux marchés financiers.
Dès 1880, la Maison L.-J. Forget s’intéresse à des entreprises de transport. Les Forget avaient compris que la clé du développement économique passait par la capacité de se déployer géographiquement. Ils acquièrent donc massivement des actions de la Montreal City Passenger Railway, qui construit et exploite les voies ferrées de Montréal. Comme le transport va de pair avec l’électrification, Rodolphe commence à acheter des actions de la Royal Electric, puis son oncle Louis-Joseph prend le contrôle de la compagnie, qui s’appelle alors Montreal Street Railway, l’ancêtre de la Société de Transport de Montréal.

L’été, Rodolphe Forget et sa famille s’installent au majestueux Hôtel Tadoussac, où Rodolphe échafaude des projets. Il rêve d’un grand hôtel et de moyens de transport efficaces, tels un chemin de fer depuis Québec et de plus grands et plus confortables bateaux, pour y amener les villégiateurs. Il rêve d’avoir sa maison dans Charlevoix, face au fleuve, et d’y voir arriver ses bateaux blancs, amenant des touristes. Ses rêves deviendront réalité.

En 1898, il fera construire le Manoir Richelieu, à La Malbaie. Ce Manoir compte alors 250 chambres à la fine pointe de la modernité et emploie 300 personnes. Les affaires de Rodolphe Forget sont de plus en plus florissantes.
Au début du XXème siècle, Rodolphe Forget fait construire l’Hôpital Notre-Dame. En 1904, il se présente aux élections fédérales dans Charlevoix, sous la bannière conservatrice. Il sera élu et deviendra le député de Charlevoix. Son programme – et son rêve depuis toujours- sera de faire construire un chemin de fer qui longerait le fleuve depuis Saint-Joachim (municipalité près de Québec) jusqu’à La Malbaie. Bien entendu, comme pour tout projet d’envergure, il reçoit beaucoup d’opposition. On lui rétorque que la région est trop accidentée pour y faire construire un chemin de fer. Visionnaire, têtu et entreprenant, il promet qu’il le construira « avec son propre argent. »

Parallèlement à tous ces projets, Rodolphe Forget achète les terres de Hermel Perron à Saint-Irénée et la famille s’y installe en 1901. Le Domaine sera nommé « Gil’Mont », d’après le prénom de l’aîné des fils Forget, Gilles. Le Domaine, bâti face au fleuve, est impressionnant. En plus de l’immense maison, divers pavillons et bâtiments sont érigés à différents niveaux – pour tenir compte du terrain accidenté- et reliés entre eux par des sentiers ou des escaliers. Le petit village de Saint-Irénée sera surnommé « Saint-Irénée-les-Bains » et deviendra un haut lieu de villégiature. Aujourd’hui, le Domaine Gil’Mont est devenu le Domaine Forget, une corporation à but non lucratif, reconnue internationalement et dédiée à la musique et à la danse.

La réalisation du Train de Charlevoix demeure l’un des grands rêves de Rodolphe Forget. Avant de se réaliser, il passera cependant par plusieurs étapes, revirements et échecs. En 1905, le député Forget met sur pied la compagnie « Quebec & Saguenay Railway », qui a essentiellement pour but de réaliser le Train de Charlevoix. A l’époque, il fallait une journée complète et plusieurs relais pour franchir ce trajet par la route des Caps. Le journaliste Arthur Buies dira : « Ce sont des côtes continuelles; l’une de ces côtes a trente arpents de longueur, je veux dire de hauteur. Il faut pour les gravir des chevaux faits exprès, des chevaux qui aient des sabots comme des crampons et des muscles en fil de fer. » Pour le visionnaire député Forget, ce chemin de fer aiderait au développement économique de la région, en plus d’assurer les communications entre Québec et Charlevoix toute l’année.
Une vaste opération financière, comprenant 8 entreprises, est montée. De cette fusion naîtra la Quebec Railway Light, Heat & Power, dont Rodolphe Forget est président. Souvent appelée « Le Merger », la compagnie changera de nom pour « Quebec Power », en 1923.
Rodolphe Forget a toujours été généreux et philanthrope. Il distribue ses largesses dans son comté, et on le surnomme « Le Père Noël de Charlevoix. » A Gil’Mont, c’est la fête perpétuelle. Les soirées musicales et théâtrales se poursuivent au Château. La famille Forget reçoit toujours de très nombreux invités, qui gardent de leur passage un souvenir impérissable. Le poète Louis Fréchette y passe en 1902, et y laisse un joli poème.
Quand Rodolphe Forget est à Ottawa, il fait du lobby, entre autres, pour s’assurer de l’obtention d’un permis pour son chemin de fer. C’est peine perdue sous l’administration libérale de Wilfrid Laurier, qui lui met des bâtons dans les roues. Mais c’est sans compter l’obstination et la persévérance du député conservateur. En 1911, lors des Élections fédérales, Rodolphe Forget se présente dans 2 comtés, soient Montmorency et Charlevoix. Il est élu dans les deux comtés. Il créera la Banque internationale du Canada et réussira à obtenir des fonds européens, dans le but de financer son chemin de fer. Rapidement, ses opposants tenteront de lui bloquer la route, afin qu’il ne puisse pas obtenir d’autres fonds européens, mettant ainsi en péril la réalisation du Chemin de fer de Charlevoix. Pour le retour, il avait réservé des cabines sur le Titanic, mais il a dû annuler, à cause de contraintes personnelles. Le 14 avril, le Titanic coulait…
Les problèmes financiers de Rodolphe commencent : crise financière, grève des ouvriers du chemin de fer, perte du contrôle de la Banque qu’il a créée… Rodolphe Forget doit laisser la présidence du Richelieu. En 1913, le Domaine Saint-Irénée sera transformé en camp militaire pour le 65ème régiment. En 1914, le Canada est en guerre. Rodolphe Forget se bat encore pour assurer ses électeurs d’un lien ferroviaire avec Québec. Mais l’industrie ferroviaire tout entière est en grande difficulté. Le gouvernement Borden, qui dirigera le Canada durant la Première guerre mondiale, imposera les profits des entreprises et des particuliers, ce qui fera monter les prix et le coût de la vie. La conscription est prononcée en 1917. Rodolphe Forget votera contre cette mesure et quittera la vie politique.

La grippe espagnole, apportée par les militaires revenant au pays en 1918, tuera une grande partie de la population. Rodolphe Forget accomplira alors son dernier geste caritatif en faisant venir des médicaments de Montréal et en aidant à soigner la population de Charlevoix. A la fin de la guerre, en 1918, Rodolphe Forget part à Baie-Saint-Paul avec son épouse pour s’assurer de l’état d’avancement des travaux de la ligne de chemin de fer. Suite à ce voyage éprouvant, il tombe malade. De sa chambre, il fait les derniers arrangements en vue de la vente du chemin de fer « Quebec and Saguenay » au gouvernement et convoque les directeurs de la compagnie. Il meurt le 19 février 1919.
Le premier train de Charlevoix entrera en gare le 1er juillet 1919, soit 5 mois après son décès.
Rodolphe Forget n’aura donc pas pu réaliser son rêve de son vivant, mais il aura tout mis en place pour ce faire…

*Bibliographie: _ Charlevoix, une roue qui tourne, Rosaire Tremblay, ed. GID
Thérèse Casgrain, La gauchiste en collier de perles, Nicolle Forget, ed. Fides